J’ai embarqué ma maman à Arles cette année. Mauvaise idée ? Pas du tout. Mais je ne vous cache pas qu’après 40 expositions, nos pieds nous ont officiellement détestées. On a survécu grâce aux fontaines d’eau fraîche, aux bancs providentiels et à une consommation indécente de glaces à l’italienne. Comment vous raconter tout ça ? Impossible de tout résumer, alors je vais me concentrer sur mes coups de cœur, ceux qui m’ont vraiment secouée.

Agnès Geoffray, « elles obliquent elles obstinent elles tempêtent »
En numéro un, sans hésitation, l’exposition d’Agnès Geoffray à la Commanderie Sainte-Luce. Rien que le titre donnait envie d’entrer, comme une promesse de résistance. À l’intérieur, j’ai pris une claque. On marche au milieu de portraits fictionnels et d’archives qui se répondent. Ce n’est pas une expo confortable : les visages, les corps, les gestes semblent nous interpeller. Ce sont ceux de jeunes filles enfermées, « corrigées » parce qu’elles avaient eu l’audace de ne pas rentrer dans le rang.
Geoffray fabrique une mémoire où l’intime devient politique. Ses images, entre poésie et dureté, réveillent une colère sourde. C’est beau, mais pas le beau décoratif qu’on accroche au salon. C’est un beau qui dérange, qui colle à la peau. Je me suis surprise à retenir mon souffle devant certains portraits, comme si ces héroïnes silencieuses me fixaient pour me dire : « Et toi, qu’est-ce que tu ferais à notre place ? »

Letizia Battaglia, la rage et la tendresse
Après cette plongée, ma mère et moi avons filé voir Letizia Battaglia. Changement d’ambiance ? Pas vraiment. Ici aussi, la photographie refuse le confort. Battaglia, c’est la Sicile des années de plomb, la mafia, les morts dans la rue, les enterrements. Mais c’est aussi les enfants qui rient, les femmes qui dansent, la vie qui continue malgré la peur.
J’ai adoré cette tension permanente entre la rage et la tendresse. Battaglia n’est pas une photographe distante, c’est une combattante avec un appareil photo. Ses images font mal, mais elles réparent aussi. J’ai vu ma mère émue, presque en larmes devant certaines photos d’enfants. C’est peut-être ça, la force de Battaglia : rappeler qu’au milieu du chaos, il reste l’humanité.

Lisa Sorgini, la maternité sans filtre
Autre choc, plus intime : l’exposition de Lisa Sorgini. Elle photographie la maternité comme je ne l’avais jamais vue représentée. Pas les clichés sages de la mère épanouie dans une lumière douce, mais le quotidien brut : des enfants qui hurlent, des mères fatiguées, des gestes de tendresse volés entre deux cris.
Ses images m’ont fait rire, parfois grimacer, toujours réfléchir. Parce que derrière, il y a une vraie question : pourquoi est-ce qu’on maquille encore autant la maternité dans l’imaginaire collectif ? Pourquoi faut-il que ça ait l’air lisse, doux, « naturel » ? Chez Sorgini, c’est l’inverse. C’est intense, désordonné, un peu sale parfois, et terriblement vrai.

Louis Stettner, l’humanisme en héritage
Et puis il y a eu Louis Stettner. Une respiration après toutes ces émotions, mais une respiration profonde, qui vous rappelle que la photographie, au fond, est une affaire d’humanisme.
Ses images de New York ou de Paris racontent les travailleurs, les passants, les solitaires. Ce n’est jamais spectaculaire. Ce sont des instants de rien, mais qui, mis bout à bout, forment une grande fresque humaine. Stettner regardait le monde avec douceur, et ça se sent. Dans cette salle, j’ai vu des gens ralentir, prendre le temps de s’attarder sur chaque cliché, comme si chacun voulait prolonger ce moment d’humanité.
À la fin…
En sortant, ma mère et moi avons refait le fil de nos préférés. Elle, émue par Battaglia, moi encore hantée par Geoffray, toutes les deux secouées par Sorgini, apaisées par Stettner. C’est peut-être ça, la magie des Rencontres d’Arles : vous sortir avec les jambes lourdes mais la tête pleine, l’âme retournée mais vivante.